1

 

 

Au temps où n’existaient pas encore les grands vaisseaux qui planoforment en murmurant entre les étoiles, les gens allaient de soleil en soleil au moyen de voiles photoniques immenses, écrans gigantesques tendus dans l’espace sur de longs mâts rigides à l’épreuve du froid. À bord d’un petit astronef prenait place un seul navigateur, chargé de manœuvrer les voiles, de relever le parcours et de veiller sur les passagers enfermés dans les caissons adiabatiques, semblables aux nœuds d’une immense corde, que remorquait l’astronef. Les passagers ne se rendaient compte de rien. On les endormait sur Terre et ils se réveillaient sur un monde étrange et inconnu, quarante, cinquante ou deux cents ans plus tard.

C’était un système primitif. Mais ça marchait.

Ainsi Hélène Amérique avait suivi M. Plusgris, et c’était à bord d’appareils de ce type que les Sondeurs avaient autrefois conquis l’espace. Plus de deux cents planètes avaient été colonisées de la sorte, parmi lesquelles Norstralie, dont toutes les autres convoiteraient le trésor.

L’Astroport d’Émigration était un alignement de bâtiments bas et carrés, bien différent de Terraport qui, lui, se dresse au-dessus des nuages comme un champignon atomique pris par le gel.

L’Astroport d’Émigration est gris, austère, lugubre et fonctionnel. Si l’on a donné aux murs la couleur rouge sombre du sang séché, c’est pour économiser sur le chauffage. Les fusées sont rudimentaires et inesthétiques ; leurs rampes de lancement n’ont pas plus de prestige qu’un atelier d’usinage. Il y a sur la Terre quelques installations dignes d’être montrées à des visiteurs ; l’Astroport d’Émigration n’est pas de celles-là. Les gens qui travaillent à l’Astroport ont un emploi intéressant, divers privilèges et une carrière assurée. Les personnes qui s’y rendent perdent très rapidement conscience de ce qui les entoure. Les seuls souvenirs qu’elles emportent de la Terre sont ceux d’une petite pièce semblable à une chambre d’hôpital, où elles ont dormi dans un petit lit, entendu un peu de musique, prononcé quelques paroles ; parfois elles se rappellent avoir eu froid.

De l’Astroport d’Émigration on les conduit aux caissons, qui sont alors scellés hermétiquement. Les caissons gagnent les fusées, qui gagnent à leur tour l’astronef. C’est là l’ancien système.

L’actuel est bien meilleur. Le voyageur s’installe dans un confortable salon, joue aux cartes, prend un ou deux repas : voilà tout. Il lui suffit d’être riche d’une demi-planète ou d’avoir été très bien noté pendant deux cents ans, sans la moindre faute.

Mais du temps des voiles photoniques, c’était autre chose. Les voyageurs prenaient tous des risques.

Un jeune homme aux cheveux blonds, au teint éclatant, partit plein d’entrain pour un nouveau monde, accompagné d’un homme d’âge mûr, déjà grisonnant, et de trente mille autres personnes. La plus belle fille du monde était aussi du voyage.

La Terre aurait pu la garder, mais les nouveaux mondes avaient besoin d’elle.

Elle devait partir.

À bord d’un vaisseau à voiles photoniques, elle devait traverser l’espace, l’espace plein de périls.

L’espace a parfois d’étranges exigences. Il lui arrive de réclamer les cris d’une belle enfant, le cerveau laminé d’une souris morte depuis longtemps, le gémissement d’agonie d’un ordinateur. Dans l’espace, aucun répit, aucun relais, aucun secours, aucun dépannage. Tout danger imprévu se révèle mortel. Et le plus grand danger vient de l’homme lui-même.

 

« Elle est belle, dit le premier technicien.

— Ce n’est qu’une enfant, dit le second.

— Elle n’aura plus l’air d’une enfant après deux cents ans de voyage, dit le premier.

— Mais pour l’instant, reprit l’autre avec un sourire, ce n’est qu’une gosse, une belle poupée aux yeux bleus qui se dirige sur la pointe des pieds vers l’âge adulte. » Il poussa un soupir.

« Elle sera congelée, dit le premier.

— Pas tout le temps, dit le second. Il leur arrive de se réveiller. Il faut qu’ils se réveillent. Les appareils les dégèlent. Te souviens-tu des crimes commis à bord du Vieux Vingt-deux ? Les passagers étaient de braves gens, mais le voyage a mal tourné. Tout s’est terminé dans la violence et l’horreur. »

Ils se rappelaient tous deux le Vieux Vingt-deux, l’astronef de malheur qui, longtemps, avait dérivé entre les étoiles. Les premiers secouristes, alertés par sa balise, arrivèrent beaucoup trop tard.

Ils le trouvèrent en parfait état de marche. Les voiles étaient tendues selon l’angle requis. Les milliers de passagers congelés, que l’astronef remorquait dans leurs caissons monoplaces, auraient pu survivre si une trop longue exposition n’avait amené, dans la plupart des cas, la décomposition. C’est à l’intérieur du vaisseau que s’était déroulé le drame. À la suite d’une fausse manœuvre ou de la mort du navigateur, les passagers de réserve avaient été tirés de leur sommeil ; ils ne s’entendirent pas, ou au contraire ils s’entendirent horriblement bien. Perdus au milieu des étoiles, dans l’abri précaire de leur petite cabine, ils commirent les uns sur les autres des crimes inouïs, des crimes auxquels, en un million d’années de perversité, l’homme n’avait jamais songé.

La reconstitution des événements qui avaient suivi le réveil des passagers de réserve donna la nausée aux enquêteurs. Deux d’entre eux avaient demandé un effacement mémoriel et, semblait-il, démissionné.

L’histoire du Vieux Vingt-deux, les deux techniciens la connaissaient dans ses moindres détails… Ils regardaient dormir la jeune personne allongée sur la table. Était-ce une jeune fille de quinze ans ? Était-ce une femme ? Que lui arriverait-il si elle se réveillait pendant le voyage ?

Elle respirait doucement.

Les deux techniciens, penchés sur elle, échangèrent un coup d’œil et le premier déclara : « Nous ferions mieux d’appeler le psycho-gardien. C’est son boulot.

— Il fera ce qu’il pourra », dit le second.

 

Le psycho-gardien dont le nom de code était Tiga-belas, entra gaiement dans la pièce une demi-heure plus tard : un vieillard encore ingambe, à l’air rêveur et à l’esprit vif, qui en était probablement à sa quatrième cure de réjuvénation. Il regarda la belle fille allongée sur la table et prit une profonde inspiration.

« À quoi la destine-t-on ? À un vaisseau ?

— Non, répondit le premier technicien, à un concours de beauté.

— Soyons sérieux, dit le psycho-gardien. A-t-on réellement l’intention d’expédier cette belle enfant dans le Grand Extérieur ?

— C’est de la matière première, dit le second technicien. Les gens de Wereld Schemering sont en train de devenir affreusement laids ; ils ont fait signe au Grand Œil et demandé qu’on améliore leur aspect physique. L’Instrumentalité les a gâtés : tous les passagers de l’astronef sont beaux.

— Puisque cette fille est d’un tel prix, dit Tiga-belas, pourquoi ne pas la congeler et la mettre dans un caisson ? Comme ça, elle arriverait intacte à destination ou n’arriverait pas du tout. Pour un minois pareil, ajouta-t-il, on se battrait n’importe où, et surtout à bord d’un astronef. Quel est son nom de code ?

— Voyez le registre, répondit le premier technicien. Tout ce qui concerne cette fille et les autres passagers est consigné dans ce registre.

— Veesey-koosey, lut à voix haute le psycho-gardien, ou cinq-six. Drôle de nom, mais assez mignon. »

Après un dernier regard à la jeune endormie, il se pencha sur le registre et se mit à lire, comme c’était son devoir, la biographie de tous les passagers qui devaient faire partie de l’équipe de réserve. Dix lignes lui apprirent pourquoi on avait décidé de garder la jeune fille en réserve au lieu de l’endormir pour toute la durée du voyage : elle avait un Potentiel Filial de 999,999, ce qui voulait dire qu’au bout de quelques minutes de conversation n’importe quel adulte, homme ou femme, l’aurait acceptée pour fille. Elle n’avait ni compétence, ni instruction, ni aptitudes particulières, mais elle pouvait donner de nouvelles raisons de vivre à n’importe qui, ou presque ; il était probable que la personne qui l’aurait adoptée aurait fait passer les intérêts de Veesey avant les siens propres.

C’était tout, mais cela suffisait pour qu’on la fasse voyager dans la cabine. Elle était littéralement « la plus belle des filles de la Vieille, Vieille Terre », comme disait un ancien poème.

Lorsque Tiga-belas eut fini de prendre des notes, la journée de travail était presque terminée. À aucun moment les techniciens ne l’avaient interrompu. Il se retourna pour jeter un dernier regard à la jeune beauté ; mais elle n’était plus là. Le second technicien était parti et le premier se lavait les mains.

« Vous ne l’avez pas congelée ? s’écria Tiga-belas. Il faut que je m’occupe d’elle, si vous voulez que le système de protection fonctionne.

— Bien sûr, bien sûr, répondit le premier technicien. Il vous reste deux minutes.

— Vous me donnez deux minutes pour assurer sa sécurité pendant quatre cent cinquante ans !

— Vous en faut-il davantage ? demanda le technicien d’un ton qui montrait que sa question était de pure forme.

— Après tout, vous avez raison, répondit Tiga-belas. Deux minutes suffiront. Je protégerai cette fille longtemps après ma mort.

— Quand devez-vous mourir ? s’enquit aimablement le technicien.

— Dans soixante-treize ans, deux mois et quatre jours, répondit tout aussi poliment Tiga-belas. J’en suis à ma quatrième et dernière réjuvénation.

— C’est ce que je pensais, dit le technicien. Vous êtes un type bien. Je suis sûr que vous prendrez soin de cette jeune personne. »

Ils quittèrent ensemble le laboratoire et remontèrent à la surface. Sur la Terre, la nuit était fraîche et paisible.

 

 

2

 

 

Tard dans la soirée du lendemain, Tiga-belas reparut d’excellente humeur. Dans la main gauche il tenait une bobine d’enregistrement, format commercial ; dans la droite, un cube de plastique noir sur les côtés duquel brillaient des plots d’argent. Les deux techniciens le saluèrent courtoisement.

Le psycho-gardien ne parvint pas à dissimuler sa joie et son émotion.

« J’ai trouvé le moyen de veiller sur cette belle enfant. Avec mon système, elle gardera son Potentiel Filial ; il sera beaucoup plus voisin de mille que de 999,999, voilà tout… Je me suis servi d’un cerveau de souris.

— S’il est congelé, dit le premier technicien, on ne pourra pas le mettre dans l’ordinateur. Il faudra qu’il parte devant, avec les stocks de secours.

— Ce cerveau n’est pas congelé, répondit Tiga-belas avec indignation. Il est laminé. On l’a solidifié avec de la celluprime et recouvert d’environ sept mille couches de vernis plastique, dont chacune a au moins deux molécules d’épaisseur. Ma souris ne peut pas se décomposer. Pour tout dire, son cerveau va fonctionner indéfiniment ; il ne pensera pas beaucoup, sauf si nous le mettons sous tension, mais il pensera, et il ne peut pas se détériorer. Il est plastifié et ignifugé ; seule une arme puissante pourrait le détruire.

— Et les plots… ? demanda le second technicien.

— Ils ne le traversent pas, répondit Tiga-belas. Ma souris reste en liaison avec la jeune fille jusqu’à mille mètres de distance : vous pouvez donc la placer n’importe où à bord de l’astronef. L’enveloppe a été trempée. Quant aux plots, ils sont seulement fixés sur la face externe. Ils sont en contact avec des plots en acier au nickel placés à l’intérieur. Ainsi que je vous le disais, cette souris continuera à penser quand le dernier être humain aura disparu de la dernière planète connue. Toutes ses pensées seront tournées vers la fille. Et cela pour l’éternité.

— L’éternité, c’est long, dit le premier technicien avec un frisson. Deux mille ans de sécurité suffiront. D’ailleurs, si ça tournait mal, la fille elle-même se décomposerait en moins de mille ans.

— Ne vous en faites pas, décomposée ou non, elle sera bien gardée. » Tiga-belas s’adressa au cube. « Toi, mon ami, tu pars avec Veesey. Si ça tourne mal, je compte sur toi pour tout arranger. » Levant alors les yeux, il dit, sans que personne lui ait rien demandé : « Il ne peut pas m’entendre.

— Je m’en doute », dit sèchement le premier technicien.

Tous trois examinaient le cube. C’était du beau travail ; le psycho-gardien avait raison de s’en montrer fier.

« Vous n’avez plus besoin de la souris ? demanda le premier technicien.

— Si. Il me la faut encore pendant un tiers de milliseconde à quarante mégadynes. Je veux que la vie entière de Veesey soit imprimée sur son lobe cortical gauche. Notez plus particulièrement les cris : Veesey a beaucoup crié à dix mois, quand elle a failli s’étrangler, et à dix ans, quand elle a failli s’asphyxier. Tout cela est consigné dans le registre. Je veux que la souris se souvienne de ces cris, ainsi que de la paire de chaussures rouges qu’on a offerte à Veesey pour son quatrième anniversaire. Quant aux mots clefs, je les ai imprimés dans chacun des épisodes de Marcia et les Hommes de la Lune, la meilleure histoire enregistrée pour adolescentes qui soit sortie l’année dernière. Veesey l’a déjà vue. Cette fois elle la reverra, mais reliée à la souris, de sorte qu’elle n’aura pas plus de chances de l’oublier que l’enfer de se couvrir de neige.

— Pardon ? dit le premier technicien.

— Hein ? dit Tiga-belas.

— Qu’est-ce que vous venez de dire ?

— Seriez-vous sourd ?

— Non, répondit le technicien visiblement vexé. Mais je n’ai pas compris le sens de vos dernières paroles.

— J’ai dit que Veesey n’aurait pas plus de chances d’oublier Marcia que l’enfer de se couvrir de neige.

— C’est bien ce que j’avais cru entendre, reprit le technicien. Mais qu’est-ce que la neige ? Qu’est-ce que l’enfer ? Et quel rapport y a-t-il entre les deux ? »

Le second technicien les interrompit brusquement. « Moi, je le sais, dit-il avec vivacité. La neige est de l’eau congelée que l’on trouve sur Neptune. L’enfer est une planète voisine de Khufu VII. Je ne vois pas comment l’une pourrait recouvrir l’autre. »

Tiga-belas les dévisagea. Il avait l’air à la fois las et étonné des grands vieillards… Préférant ne pas se lancer dans de longues explications, il répondit avec douceur : « Remettons la littérature à plus tard. Je voulais simplement dire que Veesey sera en sécurité une fois que nous l’aurons reliée à cette souris. La bestiole vivra plus longtemps que n’importe quel être humain ; de plus, aucune adolescente ne peut oublier Marcia et les Hommes de la Lune quand elle a vu deux fois chaque épisode. C’est le cas de Veesey.

— Elle ne va pas rendre les autres passagers inefficaces, au moins ? demanda le premier technicien. Cela n’arrangerait rien.

— Aucun danger, répondit Tiga-belas.

— Rappelez-moi vos chiffres, dit le premier technicien.

— Pour la souris : un tiers de milliseconde à quarante mégadynes.

— Avec ça, on l’entendra plus loin que la Lune ! dit le technicien. Vous ne pouvez pas mettre un truc pareil dans la tête de quelqu’un sans une autorisation spéciale. Voulez-vous que nous la demandions à l’Instrumentalité ?

— Pour un tiers de milliseconde ? »

Les deux hommes se dévisagèrent un moment ; puis le technicien plissa le front, sourit et finit par éclater de rire avec Tiga-belas. Ce dernier, voyant que le second technicien ne comprenait pas la cause de leur hilarité, lui donna quelques explications :

« Je vais condenser tout le passé de cette fille en un tiers de milliseconde à pleine puissance. Il sera recueilli par le cerveau de souris que contient ce cube. Or, comment réagit un être humain normal en un tiers de milliseconde ?

— Il faut quinze millisecondes pour… » Le technicien s’interrompit.

« Exact, dit Tiga-belas. On ne réagit pas en moins de quinze millisecondes. Ma souris n’est pas seulement vernie et laminée : elle est rapide. Les lamelles sont plus rapides que n’étaient les synapses. Amenez-moi la fille. »

Le premier technicien était déjà parti la chercher.

Le second se retourna pour poser une dernière question. « La souris est-elle morte ?

— Non. Oui. Bien sûr que non. Que voulez-vous dire ? Qui sait ? » répondit Tiga-belas d’une seule traite.

 

L’autre ouvrit de grands yeux. Mais la belle fille venait d’être amenée sur une civière. Bien qu’elle paraisse ne plus respirer et que sa peau ait viré du rose à l’ivoire, elle était toujours d’une grande beauté. La congélation proprement dite n’avait pas encore commencé.

Le premier technicien émit un sifflement. « Pour la souris : quarante mégadynes, un tiers de milliseconde. Même temps pour la fille et puissance maximum. Modulation pour la fille, deux minutes. Quel volume ?

— Celui que vous voudrez, répondit Tiga-belas. C’est sans importance. Mettez le volume que vous utilisez habituellement pour les gravures profondes de la personnalité.

— Terminé, dit le technicien.

— Prenez le cube », dit Tiga-belas.

Le technicien obéit et plaça l’objet près de la tête de la jeune fille, dans l’espèce de cercueil où elle était allongée.

« Adieu, immortelle souris, dit Tiga-belas, prends soin de ma protégée après ma mort et tâche de supporter patiemment Marcia et les Hommes de la Lune – pendant un million d’années…

— Donnez-moi l’archive », dit le second technicien. Il la prit des mains de Tiga-belas et l’inséra dans une visionneuse qui ne se distinguait des appareils domestiques que par l’épaisseur des câbles.

« Y a-t-il un mot clef ? demanda le premier technicien.

— Un petit poème, répondit Tïga-belas en fouillant dans sa poche. Ne le Usez pas à voix haute : si un mot nous échappait, la fille pourrait l’entendre et sa relation à la souris serait hétérodynée. »

Les deux techniciens lurent, écrits en caractères archaïques sur un morceau de papier, les vers suivants :

 

Madame, si jamais

Un homme trop empressé

Vient vous importuner,

Pensez bleu,

Comptez deux,

Et trouvez sans tarder

Soulier rouge à chausser…

 

Ils rirent de bon cœur et le premier déclara : « Ça fera l’affaire. »

Tiga-belas les remercia d’un sourire gêné.

« Branchez-les », dit-il. Et il ajouta à voix basse, pour lui-même : « Au revoir, petite demoiselle. Au revoir, petite souris. Je vous reverrai peut-être dans soixante-quatorze ans. »

 

Un éclair invisible jaillit dans la pièce pour leur traverser la tête.

Un navigateur en orbite autour de la Lune se surprit à penser aux chaussures rouges de sa mère.

Sur la Terre, deux millions de personnes se mirent à compter « une-deux » sans savoir pourquoi.

À bord d’un vaisseau spatial, une petite perruche récita le poème en entier, au grand dam de l’équipage.

Ce furent là les seuls effets secondaires de l’opération.

Dans le cercueil, la jeune fille se cambra désespérément. Les électrodes lui avaient écorché les tempes. Des balafres d’un rouge vif se détachaient sur sa peau glacée.

Quant à la souris morte vivante, elle ne parut pas réagir dans son cube.

Tandis que le second technicien passait de la pommade sur les plaies de Veesey, Tiga-belas mit un casque et effleura les plots du cube, sans ôter celui-ci du caisson en forme de cercueil, ni couper le contact.

Satisfait, il hocha la tête et recula de quelques pas.

« Êtes-vous sûrs que la fille a reçu l’empreinte ?

— On vérifiera avant la congélation, lui assura le premier technicien. Je vous dirai s’il lui manque un détail de Marcia et les Hommes de la Lune. Mais ça m’étonnerait. »

Tiga-belas jeta un dernier regard à la jolie, si jolie fille. Soixante-treize ans, deux mois, trois jours, songea-t-il. Veesey, échappant aux lois de la Terre, allait peut-être gagner mille ans. Et la souris avait un million d’années devant elle.

Veesey ne connut jamais aucun des trois hommes, ni le premier technicien, ni le second, ni Tiga-belas, le psycho-gardien.

Jusqu’au jour de sa mort, elle se rappela qu’il y avait dans Marcia et les Hommes de la Lune de magnifiques lumières bleues, un rythme lancinant (« un-deux, un-deux ») et la plus jolie paire de souliers rouges qu’il soit possible de voir sur la Terre ou ailleurs.

 

 

3

 

 

Trois cent vingt-six ans plus tard, elle dut se réveiller.

Son caisson s’était ouvert.

Le moindre muscle, le moindre nerf de son corps la torturait.

L’alerte mugissait à bord et elle devait se lever.

Mais elle voulait dormir, dormir, ou mourir.

Le vaisseau hurlait toujours.

Elle devait se lever.

Alors elle posa le bras sur le bord de son lit-cercueil. Au cours de la longue période d’entraînement avant qu’on l’envoie dans les caveaux souterrains pour être congelée et hypnotisée, elle avait appris à entrer dans le caisson et à en sortir. Elle savait avec précision ce qu’elle devait chercher, ce qu’elle devait trouver. Elle roula sur le côté, se redressa sur un coude et ouvrit les yeux.

Les lumières, jaunes et violentes, l’obligèrent à les refermer.

Cette fois, une voix retentit près de la caisse. Veesey crut comprendre : « Placez l’embout dans votre bouche. »

Elle gémit.

La voix continuait à lui donner des ordres.

Un objet rugueux vint s’appliquer sur sa bouche.

Elle ouvrit les yeux.

Entre Veesey et la source lumineuse se dessinait une tête humaine.

Elle plissa les paupières, pour voir si elle avait encore affaire à quelque médecin. Mais non, elle se trouvait à bord de l’astronef.

Le visage se précisa.

C’était celui d’un homme aussi jeune que beau, qui regardait Veesey droit dans les yeux. Jamais encore elle n’avait vu quelqu’un d’à la fois beau et sympathique comme lui. Elle essaya de le distinguer plus nettement et se rendit compte qu’elle commençait à sourire.

L’embout du tube d’alimentation se glissa entre ses dents et, mue par un réflexe, elle aspira un liquide épais comme une soupe, qui avait un goût de médicament.

Le visage avait une voix. « Réveillez-vous, dit-il, réveillez-vous. À présent tout retard peut être dangereux. Vous devez, dès que possible, prendre un peu d’exercice. »

Elle lâcha le tube et demanda d’une voix hésitante : « Qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Trèce, répondit-il, et voici Talatashar. Nous avons passé deux mois à remettre les robots en état. Maintenant, nous avons besoin de votre aide.

— D’aide, murmura-t-elle, de mon aide ? »

Un charmant sourire plissa la figure de Trèce. « Eh oui ! nous avons besoin de vous. Il faut absolument qu’un troisième être humain surveille les robots. De plus, nous nous sentons un peu seuls, Talatashar et moi. Nous avons donc décidé de réveiller un des passagers de réserve, et c’est vous que nous avons choisie. » Il lui tendit aimablement la main.

En s’asseyant, Veesey aperçut le nommé Talatashar et eut aussitôt un mouvement de recul : elle n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi laid. L’homme avait des cheveux gris, coupés ras, de petits yeux porcins plantés dans des orbites débordantes de graisse et de monstrueuses bajoues. De plus, il était défiguré : si une moitié de son visage paraissait vivante, l’autre était perpétuellement tordue comme par le spasme de l’agonie. Veesey se mordit les lèvres.

« Je croyais, dit-elle, une main devant la bouche, je croyais que les passagers de cet astronef devaient tous être beaux. »

Une moitié du visage de Talatashar sourit, tandis que l’autre gardait son expression douloureuse et glacée.

« Beaux, répondit-il d’une voix caverneuse qui en elle-même n’était pas déplaisante, nous l’étions, nous l’étions tous. Mais il y en a toujours quelques-uns que la congélation abîme. Il vous faudra quelque temps pour vous habituer à moi. » Il eut un rire sinistre. « Il m’a fallu quelque temps pour m’habituer moi-même. En deux mois, je me suis fait une raison. Enchanté, Peut-être serez-vous enchantée aussi, un peu plus tard. Que dis-tu de ça, Trèce ?

— Pardon ? demanda Trèce qui les avait observés tous deux avec une amicale sympathie.

— Que penses-tu de cette fille ? Quel tact ! Quelle diplomatie ! Toute la brutale franchise de la jeunesse. Elle me demande si je suis beau, je lui réponds que non. Mais qu’est-elle, au fait ? »

Trèce se tourna vers Veesey. « Permettez-moi de vous aider », dit-il.

 

Elle s’assit sur le rebord du caisson.

Sans un mot, Trèce lui tendit le bocal et le tube d’alimentation. Elle se remit à aspirer le bouillon, en dévisageant les deux hommes avec les yeux d’un enfant candide et l’air peiné d’un chaton placé pour la première fois de sa vie dans une situation difficile.

« Qu’êtes-vous ? » demanda Trèce.

Elle ôta un instant l’embout de sa bouche, « Je suis une fille », dit-elle.

La moitié du visage de Talatashar sourit, d’un sourire vicieux. L’autre moitié resta inexpressive. C’est à peine si les muscles avaient bougé. « On le voit bien », dit-il d’un air agressif.

Trèce s’interposa. « Ce qu’il vous demande, c’est votre spécialité. »

Pour la seconde fois, elle desserra les lèvres. « Je n’en ai pas. »

Ils s’esclaffèrent tous les deux. Talatashar, le premier, eut un rire diabolique. Trèce, trop jeune pour n’être pas influençable, l’imita. Son rire, cruel aussi, avait une tonalité masculine, mystérieuse, menaçante, comme si Trèce savait certains faits que les jeunes filles ne découvrent que dans la douleur et l’humiliation. L’espace d’un instant, il fut aussi étranger à Veesey qu’un homme peut l’être à une femme. Il fut un être aux motivations secrètes, aux désirs cachés, doué d’une ironie que les femmes n’ont pas et refusent d’avoir. Si son corps était intact, son esprit avait peut-être souffert du voyage.

Il n’y avait rien dans la vie de Veesey qui puisse lui faire craindre un tel rire, mais l’atavisme lui dit d’attendre, d’espérer et de se tenir sur ses gardes. Elle avait appris, par les livres et par les films, tout ce qu’on peut savoir de la sexualité, mais le rire qu’elle venait d’entendre n’évoquait ni les bébés ni l’amour. Il était plein de mépris, d’agressivité, de cruauté, cette cruauté qui est le propre de l’homme. Pendant un court moment, Veesey n’éprouva que haine pour ses deux compagnons, mais elle n’était pas assez alarmée pour déclencher les mécanismes protecteurs que le psycho-gardien avait installés à l’intérieur même de son psychisme. Elle se contenta d’examiner la cabine, longue de dix mètres et large de quatre.

C’était là qu’elle devrait vivre, et peut-être mourir. Il y avait des dormeurs quelque part, mais leurs caissons restaient invisibles. Veesey n’avait qu’une étroite cabine et deux compagnons : Trèce au sourire chaleureux, à la voix douce, aux yeux gris-bleu, et Talatashar au visage ravagé. Et leur rire à tous deux, leur rire mystérieux et masculin, hostile et vaguement moqueur.

Allons, songea-t-elle, c’est la vie, et je dois vivre.

Talatashar, qui avait retrouvé son sérieux, reprit la parole sur un ton tout différent.

« Plus tard, nous pourrons rire, nous amuser. Nous avons un travail à finir, d’abord. Les voiles photoniques reçoivent trop peu de lumière stellaire pour nous conduire où que ce soit. La voile principale a été déchirée par une météorite et, comme la déchirure a trente kilomètres de large, nous ne pouvons la réparer. Il nous faut donc un mât de fortune.

— Comment fonctionnent les voiles ? » demanda Veesey, maussade. La question l’intéressait d’autant moins que les douleurs et les courbatures provoquées par sa longue congélation commençaient à la torturer.

« C’est simple, répondit Talatashar. Elles sont recouvertes d’un enduit spécial. Nous avons été placés sur orbite par des fusées. La pression de la lumière est plus forte sur une face que sur l’autre. Si elle est suffisante d’un côté et quasi nulle de l’autre, il faut bien que l’astronef aille quelque part. Quant à la poussière interstellaire, elle est trop fine pour nous ralentir. Les voiles nous éloignent de la source lumineuse la plus forte. Pendant les quatre-vingts premières années, cette source a été le Soleil, puis nous avons essayé d’utiliser, en même temps que le Soleil, certaines taches brillantes qui apparaissaient derrière lui. À présent nous recevons plus de lumière que nécessaire, de sorte que nous perdrons le cap faute d’orienter la face aveugle des voiles vers notre destination et la face active vers la source lumineuse appropriée. Pour une raison qui nous échappe, le navigateur est mort. Le mécanisme automatique de l’astronef nous a réveillés et le tableau de navigation nous a expliqué la situation. C’est tout. Maintenant, il faut régler les robots.

— Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui les empêche de faire le travail eux-mêmes ? Pourquoi ont-ils réveillé des passagers ? On les dit si malins… » Elle se demandait surtout pourquoi on l’avait réveillée, elle, mais elle devinait la réponse (à savoir que c’étaient des hommes qui l’avaient tirée de son sommeil, non les robots) et préférait ne pas se l’entendre dire. Elle n’avait pas oublié que leur rire de mâle pouvait devenir insupportable.

« Les robots n’ont pas été programmés pour déchirer les voiles, mais pour les réparer. Il faut qu’ils s’habituent à l’idée que ce qui est fait est fait et qu’un nouveau travail les attend.

— Pourrais-je avoir quelque chose à manger ? demanda Veesey.

— Laissez-moi vous servir ! s’écria Trèce.

— Pourquoi pas ? » dit Talatashar.

Tandis qu’elle se restaurait, ils lui expliquèrent en détail tout ce qu’il fallait faire. Ils parlaient calmement. Veesey se détendit un peu. Elle eut l’impression qu’ils la traitaient en camarade.

En établissant leur programme de travail, ils s’aperçurent qu’il leur faudrait entre trente-cinq et quarante-deux jours standard pour raffermir et redresser les voiles. Tout travail extérieur était à la charge des robots, mais les voiles avaient cent mille kilomètres de long sur trente mille de large.

Quarante-deux jours !

 

En fait, le travail ne leur prit pas quarante-deux jours.

Il leur fallut un an et trois jours pour le mener à bien.

Les rapports entre les occupants de la cabine n’avaient guère changé. Talatashar n’importunait Veesey que par ses remarques désobligeantes. Rien de ce qu’il avait trouvé dans l’armoire à pharmacie n’avait pu améliorer son physique, mais certaines drogues lui permettaient de dormir d’un sommeil profond et paisible.

Trèce, lui, était depuis longtemps l’amant de Veesey, mais leur idylle était si innocente qu’elle aurait pu avoir pour cadre un coin d’herbe, sous les ormes, au bord de quelque soyeux ruisseau terrestre.

Elle avait une fois surpris les deux hommes en train de se battre. « Arrêtez ! Arrêtez ! C’est impossible ! » s’était-elle écriée.

Lorsqu’ils cessèrent enfin d’échanger des coups, elle dit d’un air songeur : « Je croyais que ces choses-là ne pouvaient se produire. Je croyais que les cubes, les psycho-gardiens, les appareils qu’on enferme avec nous devaient les empêcher.

— C’est ce qu’ils croyaient, répondit Talatashar d’un ton infiniment déplaisant. Mais il y a des mois que j’ai jeté leurs trucs par-dessus bord. Je ne veux pas les avoir dans les jambes. »

L’effet de ces paroles sur Trèce fut terrible. On aurait dit qu’il venait de pénétrer par mégarde dans une antique Zone de Non-Identité. Il parut pétrifié, ses yeux s’agrandirent et il finit par articuler d’une voix tremblante : « Voilà donc… pourquoi… nous… nous sommes… battus !

— Si c’est aux cubes que tu penses, je m’en suis bel et bien débarrassé.

— Mais, dit Trèce en haletant, chacun de nous était protégé par son cube. Nous étions tous protégés… de nous-mêmes. Que Dieu nous vienne en aide !

— Qu’est-ce que Dieu ? demanda Talatashar.

— Peu importe. C’est un vieux mot, que j’ai entendu dans la bouche d’un robot. Qu’allons-nous faire maintenant ? Que vas-tu faire, toi ? demanda-t-il à Talatashar d’un ton accusateur.

— Rien, répondit l’autre. Il ne s’est rien passé. » La moitié animée de son visage se tordit en un hideux sourire.

Veesey observait les deux hommes.

Elle ne comprenait pas, mais elle avait peur.

Talatashar eut un rire grossier, son rire de mâle, mais cette fois Trèce n’y fit pas écho. Bouche bée, il fixait son compagnon.

Celui-ci voulut faire bonne figure et annonça, avec une apparente désinvolture : « Changement de quart. Je vais me coucher. »

Veesey hocha la tête et essaya de dire : « Bonne nuit », mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle éprouvait de la crainte et de la curiosité. Ce dernier sentiment était le plus pénible à supporter. Il y avait autour d’elle près de trente mille personnes, dont deux seulement de vivantes et présentes. Et ces deux-là savaient quelque chose qu’elle ignorait.

Comme pour manifester sa supériorité, Talatashar lui ordonna soudain : « Mijotez-nous quelque chose de bon pour le festin de demain. Je compte sur vous. »

Il se hissa le long de la paroi et gagna sa couchette.

Quand Veesey se tourna vers Trèce, c’est lui qui se jeta dans ses bras.

« J’ai peur, dit-il. Dans l’espace, on peut affronter n’importe quoi ou n’importe qui, sauf soi-même. Je commence à croire que le navigateur s’est suicidé. Il a dû voir défaillir sa protection psychique. Et maintenant nous voilà seuls avec nous-mêmes. »

Instinctivement, Veesey promena son regard autour d’elle. « Rien n’a changé. Il y a nous trois, cette petite cabine et l’espace, le Grand Extérieur.

— Tu ne comprends donc pas, ma chérie ? » Il la saisit aux épaules. « C’étaient les cubes qui nous protégeaient de nous-mêmes, et ils ont disparu. On n’a aucun recours. Rien ne peut nous mettre à l’abri de nos propres pulsions. Qui nuit plus à l’homme que l’homme ? Qui tue l’être humain plus volontiers que l’être humain ? Quoi de plus terrible que le danger que nous nous faisons courir à nous-mêmes ? »

Elle essaya de se dégager : « La situation n’est pas si grave. »

Sans un mot, il l’empoigna et se mit à lui déchirer ses vêtements. Comme ceux du garçon, la chemise et le short de la jeune fille, omni-textiles, collaient au corps. Elle se débattit, mais sans crainte. Trèce lui faisait un peu de peine. Elle redouta seulement, en cet instant, que Talatashar ne se réveille et ne veuille lui venir en aide. Elle n’aurait pu le supporter.

Trèce n’opposa pas trop de résistance quand elle voulut le calmer.

Elle l’obligea à s’asseoir et tous deux se laissèrent aller dans le grand fauteuil.

Son visage était aussi ravagé de larmes que celui de Veesey.

Cette nuit-là, ils ne firent pas l’amour.

D’une voix entrecoupée et à peine audible, il lui raconta l’histoire du Vieux Vingt-deux. Il lui raconta qu’au milieu des étoiles les gens perdaient tout contrôle d’eux-mêmes, que leurs tendances refoulées se réveillaient et qu’alors leurs âmes apparaissaient plus noires que le fin fond de l’espace. L’espace, lui, ne commettait jamais de crimes : il tuait, tout simplement. La nature donnait la mort, mais l’homme, de planète en planète, amenait le crime avec lui. Sans son cube, l’être humain était contraint de jeter un regard dans l’abîme insondable de sa personnalité.

Veesey ne comprit pas tout ce que disait Trèce, mais elle l’écouta avec la plus grande attention.

Son tour de garde était terminé depuis longtemps lorsqu’il s’endormit en murmurant : « Veesey, Veesey ! protège-moi de moi-même ! Comment éviter aujourd’hui de commettre le mal demain ? Que puis-je faire ? C’est maintenant que j’ai peur, Veesey, que j’ai peur de moi et du Vieux Vingt-deux. Veesey, tu dois me sauver de moi-même. Que puis-je faire maintenant ? maintenant ?… »

Comme elle ne connaissait pas la réponse, elle finit par s’endormir après lui. Une lumière jaune éclairait violemment leurs corps étendus. Le tableau de bord automatique, constatant qu’aucun être humain ne donnait signe de vie, prit en charge l’astronef et les voiles.

Au matin, Talatashar réveilla ses compagnons.

Plus jamais ils ne parlèrent des cubes. Ils n’avaient rien à se dire.

Mais les deux hommes se surveillaient comme deux fauves et Veesey elle-même se mit à épier l’un ou l’autre. Il s’était passé dans la cabine quelque chose d’inquiétant, de capital. La jeune fille percevait une tension inconnue d’elle, une présence inodore, invisible, impalpable, mais bien réelle. Il s’agissait peut-être de ce qu’on appelait autrefois le danger.

Elle essaya de se montrer plus aimable que d’habitude avec ses deux compagnons. La tension, en elle, diminua. Mais Trèce devint morose et jaloux, tandis que Talatashar gardait aux lèvres son sourire inquiétant et crispé.

 

 

4

 

 

Le danger s’abattit sur eux par surprise.

Veesey sentit sur elle les mains de Talatashar, qui s’efforçait de la tirer de sa couche.

Elle se débattit, mais il était aussi impitoyable qu’une machine.

Il la détacha, la fit tourner sur elle-même et la laissa flotter dans la cabine. Elle ne reprendrait pas contact avec le sol avant une minute ou deux, et il espérait bien se saisir d’elle à nouveau. Tout en tournoyant, elle aperçut, hébétée, les yeux de Trèce qui s’efforçaient de suivre ses évolutions. Une fraction de seconde plus tard, elle s’avisa qu’il était ligoté par un câble de secours à l’un des élançons de la paroi. Il se trouvait en plus fâcheuse posture qu’elle.

Et elle se sentit glacée de terreur.

« Est-ce là ce qu’on appelle un crime ? souffla-t-elle. Est-ce un crime que vous allez commettre sur moi ? »

Talatashar, sans répondre, la prit brutalement par les épaules et la retourna vers lui. Elle le gifla. Il lui rendit sa gifle, si fort qu’elle crut avoir la mâchoire brisée.

Il lui était déjà arrivé de se blesser. Les robots-médecins s’étaient chaque fois empressés de la soigner. Mais jamais un être humain ne l’avait frappée. Frapper les gens, cela ne se faisait pas, sinon entre hommes, et pour jouer ! Cela ne se faisait pas, cela ne pouvait se produire. Et pourtant…

Elle se rappela soudain ce que Trèce lui avait dit du Vieux Vingt-deux et ce qui arrivait aux gens lorsqu’ils se laissaient aller au mal, au mal qui se trouvait en eux depuis plus d’un million d’années et qui les suivait partout, même dans l’espace.

L’homme, alors, s’adonnait de nouveau au crime.

« Vous allez commettre des crimes ? À bord de ce vaisseau ? Et sur moi ? » réussit-elle à demander.

L’expression de Talatashar restait indéchiffrable, une moitié de son visage figée en un rictus moqueur. À présent, ils se faisaient face. La joue de la jeune fille la brûlait, tandis que l’homme ne portait aucune trace de la gifle reçue. Il avait l’air résolu, rusé et incroyablement mauvais.

Lorsqu’il se décida à répondre, ce fut d’une voix lointaine, comme s’il s’abîmait dans la contemplation de son univers mental.

« Je vais faire ce dont j’ai envie. Ce dont moi j’ai envie. Comprends-tu ?

— Pourquoi ne pas le demander ? réussit-elle à dire. Trèce et moi, nous sommes prêts à vous obliger. Nous sommes seuls à bord de ce petit vaisseau, à des millions de kilomètres de tout. Pourquoi ne vous rendrions-nous pas service ? Détachez Trèce, et parlez-moi. Nous ferons ce que vous voudrez. Nous ferons n’importe quoi. Vous aussi, vous avez des droits. »

Il éclata d’un rire presque hystérique.

Il se rapprocha et répondit avec tant de hargne qu’il éclaboussa d’écume les joues et l’oreille de la jeune fille : « Je ne veux pas de droits ! Je ne veux pas ce qui m’appartient ! Croyez-vous que je n’ai pas entendu, nuit après nuit, vos cris et vos soupirs dans l’obscurité de la cabine ? Pourquoi, selon vous, ai-je jeté les cubes par-dessus bord ? Pourquoi me fallait-il la puissance, à votre avis ?

— Je n’en sais rien », dit-elle d’une voix douée et triste. Elle n’avait pas perdu tout espoir : en parlant, Talatashar pouvait se calmer et reprendre ses esprits. Elle avait entendu dire que certains robots court-circuitaient leur mécanisme et qu’il fallait d’autres robots pour les maîtriser, mais l’idée ne lui était jamais venue que la chose pouvait arriver aussi à des hommes.

Talatashar gémit. Toute l’histoire de l’homme tenait dans sa plainte : la colère contre la vie, qui promet tant et donne si peu ; le désespoir devant le temps, qui trompe l’être humain alors même qu’il le façonne. Puis il s’assit en l’air et se laissa glisser vers le sol, dont le revêtement magnétique attirait ses vêtements métallisés.

« Tu te dis que ça va lui passer, hein ? » dit-il en parlant de lui-même.

Elle hocha la tête.

« Tu te dis qu’il redeviendra raisonnable et qu’il fichera la paix aux deux autres, pas vrai ? »

Nouveau signe de tête.

« Tu te dis : Talatashar guérira quand nous arriverons à Wereld Schemering. Les médecins lui arrangeront la figure et tout le monde sera content. C’est bien ce que tu penses ? »

Pour la troisième fois, elle hocha la tête. Derrière elle, Trèce se mit à geindre sous son bâillon, mais elle n’osait quitter des yeux le visage horriblement ravagé.

« Tu te trompes, Veesey, dit-il d’une voix presque douce. Tu ne parviendras pas à destination. Je ferai ce que je dois faire. Je t’infligerai un traitement que nul n’a jamais infligé à un être humain dans l’espace, puis je jetterai ton corps par la trappe. Trèce assistera à toute l’opération avant que je le tue à son tour. Et sais-tu ce que je ferai ensuite ? »

Une étrange émotion – la peur, sans doute – commençait à nouer la gorge de Veesey. Sa bouche s’asséchait. « Non, dit-elle d’une voix rauque, je ne sais pas ce que vous ferez ensuite… »

Talatashar avait l’air de se livrer à quelque introspection.

« Moi non plus, dit-il. Je sais seulement que je n’en ai pas envie, pas envie du tout. Ce sera cruel et sale, et, quand j’aurai fini, vous ne serez plus là pour me tenir compagnie. Mais je dois le faire. Ce ne sera, d’une certaine façon, que justice. Vous devez mourir parce que vous êtes mauvais. Je le suis aussi, mais, si vous mourez, je le serai moins. »

Il lui jeta un regard malicieux. À cet instant, il parut presque normal. « Sais-tu de quoi je parle ? Comprends-tu quoi que ce soit à mes paroles ?

— Non. Non. Non. » Veesey ne put s’empêcher de bégayer.

Talatashar semblait fixer non la jeune fille, mais la face cachée du crime qu’il s’apprêtait à commettre. C’est presque gaiement qu’il finit par dire :

« Autant que tu comprennes. Tu vas le payer de ta vie et Trèce aussi. Il y a longtemps, tu t’es rendue coupable à mon égard d’une très grave injustice. Ce n’est pas de la fille assise devant moi que je parle : ce toi n’a ni assez d’envergure ni assez d’imagination pour commettre les atrocités dont j’ai été victime. Le coupable, c’est ton vrai toi, ton toi réel. Je vais donc te couper en morceaux, te brûler, t’étrangler et te ranimer avec des drogues pour te découper, t’étouffer et te blesser de plus belle, aussi longtemps que ton corps le supportera. Après quoi je revêtirai une combinaison de secours et je jetterai ton cadavre dans l’espace, en même temps que Trèce. Peut-être sera-t-il encore vivant à ce moment-là, ça m’est égal. Sans combinaison, il ne survivra que le temps de deux spasmes. Alors justice sera faite, ou presque. Ce qu’on a appelé le crime n’est rien d’autre que la justice, la justice qui vient du tréfonds de l’individu et qu’il administre lui-même. Comprends-tu, Veesey ? »

Elle fit tour à tour oui et non de la tête, ne sachant comment répondre.

« Mais il me restera encore beaucoup à faire, poursuivit-il en nasillant, Sais-tu combien j’ai, à l’extérieur du vaisseau, de victimes en puissance ? »

Comme elle secouait la tête, il répondit lui-même.

« L’astronef remorque quelque trente mille personnes dans leurs caissons. Je les amènerai ici deux par deux et je choisirai les filles. Les autres, je les larguerai dans l’espace. Les filles me feront découvrir mon… mon destin, que je ne connaissais pas. Que je ne connaissais pas, Veesey, avant ce voyage avec toi. »

Sa voix se faisait plus lointaine à mesure qu’il se perdait dans ses pensées. La moitié figée de son visage ricanait interminablement, mais la moitié mobile exprimait le recueillement et la mélancolie, Veesey se dit qu’avec de l’astuce et de l’imagination, elle arriverait peut-être à comprendre cet homme.

La gorge encore sèche, elle réussit à murmurer : « Me haïssez-vous ? Pourquoi me faire du mal ? Haïssez-vous les filles ?

— Ce ne sont pas les filles que je hais ! cria-t-il. C’est moi. Je l’ai compris pendant le voyage. Tu n’es pas un être humain. Les filles ne sont pas des êtres humains. Elles sont douces, mignonnes, délicates et tendres, mais elles sont incapables de sentiment. J’étais beau avant l’accident qui m’a défiguré, mais ça ne changeait rien à l’affaire. J’ai toujours su que les filles n’étaient pas des êtres humains. Elles ressemblent plutôt à des robots. Elles ont tous les avantages de la vie, sans en connaître les soucis. Les hommes doivent obéir, les hommes doivent implorer, les hommes doivent souffrir, parce qu’ils sont faits pour souffrir, obéir et être malheureux. Qu’une fille lui décoche son charmant sourire ou croise ses jolies jambes, et l’homme abandonne toutes ses ambitions, tous ses idéaux, pour devenir son esclave. Alors la fille… (sa voix redevint stridente) … alors la fille se mue en femme, elle a des enfants, d’autres filles qui empoisonneront les hommes, d’autres hommes qui seront les victimes des filles, d’où une plus grande cruauté et un nombre accru d’esclaves. Tu es si cruelle avec moi, Veesey ! Tu es si cruelle que tu ne connais même pas ta cruauté. Si tu avais su à quel point je te désirais, tu aurais souffert comme un être humain. Mais tu n’as rien ressenti. Tu es une fille. Eh bien, le temps est venu pour toi de comprendre. Tu vas souffrir et mourir. Mais tu ne mourras pas sans savoir ce que les hommes pensent des femmes.

— Tala, dit-elle, recourant au diminutif dont ils avaient si rarement fait usage, Tala, vous vous trompez. Je n’ai jamais eu l’intention de vous faire souffrir.

— Bien sûr que non, cracha-t-il. Les filles ne savent pas ce qu’elles font, c’est ce qui les caractérise. Elles sont pires que des serpents, pires que des machines. » Il était fou, fou de rage, au beau milieu des étoiles. En se levant brusquement, il partit comme une flèche et alla heurter le plafond.

Un bruit se fît soudain entendre dans un coin de la cabine. Tous deux tournèrent la tête. Trèce essayait de se défaire de ses liens, sans succès. Veesey s’élança, mais Talatashar la saisit à l’épaule et l’obligea à se retourner. Ses yeux étincelaient dans son pauvre visage déformé.

Veesey s’était parfois demandé à quoi ressemblait la mort. Et elle se dit : à cela.

Elle se débattit une fois encore, dans la cabine de l’astronef. Trèce gémissait sous son bâillon. Elle voulut planter ses ongles dans les yeux de Talatashar, mais la perspective de la mort l’éloignait déjà de la réalité. Elle semblait lointaine, perdue à l’intérieur d’elle-même.

À l’intérieur d’elle-même, là où, en aucun cas, on ne pouvait l’atteindre.

Du fond de ces ténèbres à la fois lointaines et proches, des mots lui revinrent en mémoire :

 

Madame, si jamais

Un homme trop empressé

Vient vous importuner,

Pensez bleu,

Comptez deux,

Et trouvez sans tarder

Soulier rouge à chausser…

 

Penser bleu n’était pas difficile. Elle se contenta d’imaginer que la lumière jaune de la cabine virait au bleu. Compter « un-deux » était la chose la plus simple du monde. Enfin, sans se soucier de Talatashar, qui essayait de saisir son poignet libre, elle parvint à se remémorer la magnifique paire de chaussures rouges qu’elle avait vue dans Marcia et les Hommes de la Lune.

La lumière vacilla et une voix jaillie du tableau de bord se mit à rugir :

« Alerte, alerte ! Extrême urgence ! »

Talatashar fut si surpris qu’il lâcha la jeune fille.

Le tableau continuait à mugir comme une sirène. L’ordinateur semblait en pleurs.

Talatashar regarda Veesey droit dans les yeux et, d’une voix calme qui n’avait rien de commun avec son monologue rageur, lui demanda simplement : « Ton cube. Aurais-je oublié ton cube ? »

Quelqu’un frappa à la paroi, quelqu’un qui avait dû traverser des millions de kilomètres de vide. Quelqu’un qui venait de nulle part.

Une personne inconnue pénétra dans l’astronef, traversant la double paroi aussi facilement qu’un nuage de fumée.

C’était un homme. Un homme d’âge mûr, au visage anguleux, au torse puissant, aux membres vigoureux, vêtu à l’ancienne mode. Il portait à la ceinture toute une collection d’armes et tenait un fouet à la main.

« Vous, là-bas, dit l’inconnu à Talatashar, détachez cet homme. »

Du manche de son fouet, il désignait Trèce, toujours ligoté et bâillonné.

Talatashar se ressaisit. « Vous n’êtes qu’une vision suscitée par un cube. Vous n’êtes pas réel ! »

Le fouet siffla et une longue estafilade apparut sur le poignet de Talatashar. Sans pouvoir prononcer une parole, il regarda les gouttes de sang flotter autour de lui.

Veesey, elle aussi, restait muette. Il lui semblait que son corps et son esprit se vidaient.

En basculant vers le plancher, elle vit Talatashar se secouer, se diriger vers Trèce et commencer à défaire les nœuds.

Une fois le bâillon ôté de sa bouche, Trèce demanda à l’inconnu : « Qui êtes-vous ?

— Je n’existe pas, mais je peux tuer n’importe lequel d’entre vous s’il m’en prend l’envie. Je vous conseille donc de m’obéir et de m’écouter attentivement. Vous aussi, ajouta-t-il en se détournant pour regarder Veesey, écoutez-moi, puisque c’est vous qui m’avez appelé. »

Ils se firent tout ouïe. Leur agressivité avait disparu. Trèce se frottait les poignets et agitait les bras pour rétablir la circulation.

D’un geste élégant et courtois, l’étranger se tourna vers Talatashar.

« Je suis issu du cube de cette jeune demoiselle. Avez-vous remarqué, tout à l’heure, une baisse de tension ? Tiga-belas, après avoir laissé un faux cube dans la caisse de congélation, m’a dissimulé dans l’astronef. Et lorsque Veesey a formé les notions clefs, une différence de potentiel d’une fraction de microvolt s’est produite. Cela a suffi à appeler sur les plots du cube un surcroît de puissance. Je suis fait du cerveau d’un petit animal, mais j’ai la personnalité et la force de Tiga-belas. Je durerai un milliard d’années. Quand le courant a atteint sa pleine puissance, je suis entré en action en tant que distorsion de votre esprit. Je n’existe pas, dit-il en s’adressant cette fois au seul Talatashar, mais si je devais dégainer mon pistolet imaginaire et vous loger une balle dans la tête, votre crâne céderait à mes injonctions : un trou apparaîtrait dans votre front, votre cervelle jaillirait et votre sang coulerait, tout comme il coule en ce moment de votre main. Regardez votre main et persuadez-vous que je dis vrai, »

Talatashar refusa de regarder.

L’inconnu poursuivit, sur un ton très grave : « Du canon de mon arme ne sortirait aucune balle, aucun rayon, aucun souffle ; il n’en sortirait rien du tout. Mais votre chair serait convaincue, même si votre esprit ne l’était pas. Votre structure osseuse m’obéirait, que vous le vouliez ou non. Je suis en communication avec la moindre cellule de votre organisme, avec tout ce que je sens de vivant. Il me suffirait de penser balle pour que l’os se fende et fasse place à la blessure imaginaire. Votre peau se déchirerait, votre sang coulerait, votre cervelle giclerait, non sous l’effet d’une force physique, mais sous mon contrôle psychique. Ma violence n’est pas réelle, mais elle est efficace. Comprenez-vous, à présent ? Regardez votre poignet. »

Talatashar ne quitta pas des yeux l’inconnu. « Je vous crois, dit-il d’une voix blanche. Je dois être devenu fou. Allez-vous me tuer ?

— Je n’en sais rien. »

Trèce intervint. « Répondez-moi, je vous en prie. Êtes-vous un être humain ou une machine ?

— Je n’en sais rien, répéta l’inconnu.

— Comment vous appelez-vous ? demanda Veesey. Vous a-t-on donné un nom lorsqu’on vous a créé et envoyé avec nous ?

— Mon nom, répondit-il en s’inclinant, est Sh’san.

— Enchanté, Sh’san », dit Trèce en lui tendant la main.

L’inconnu la prit.

« J’ai senti votre main », dit Trèce. Il regardait ses deux compagnons d’un air stupéfait, « J’ai senti sa main, réellement. Qu’avez-vous fait dans l’espace pendant tout ce temps ? »

L’autre sourit. « Je suis ici pour travailler, non pour bavarder.

— Que voulez-vous de nous, demanda Talatashar, maintenant que vous commandez ?

— Je ne commande pas, répondit Sh’san. Vous ferez ce que vous avez à faire. N’est-ce pas là ce qu’exige la nature humaine ?

— Mais… », dit Veesey.

L’inconnu s’était évanoui. Ils se retrouvèrent tous les trois seuls dans la cabine de l’astronef. Le bâillon et les liens de Trèce avaient fini par se poser sur le plancher, mais le sang de Tala restait toujours suspendu en l’air à côté de lui.

« Eh bien, voilà, dit Talatashar en martelant ses mots. Étais-je devenu fou ?

— Fou ? dit Veesey. Que veut dire ce mot ?

— Est fou celui qui perd le contrôle de sa pensée », expliqua Trèce. Se tournant vers Talatashar, il commença d’un ton très grave : « Je crois que… » Le tableau de bord l’interrompit. Des sonneries retentirent et un panneau s’alluma. Tous le virent. Des visiteurs arrivent, disait le panneau lumineux.

La porte de la réserve s’ouvrit et une belle femme entra dans la cabine. Elle les regarda comme si elle les connaissait tous. Sur le visage de Trèce et de Veesey se lisaient la stupéfaction et la curiosité, mais Talatashar était devenu d’une pâleur mortelle.

 

 

5

 

 

Veesey constata que la femme était vêtue à la mode de la génération précédente, dans un style que l’on ne voyait plus que dans les cubes historiques. Elle avait le dos nu, couvert seulement d’un tatouage audacieux qui se déployait en éventail à partir de la colonne vertébrale. Sur le devant, sa robe était maintenue par des plaquettes magnétiques que l’on glissait d’ordinaire entre les rondeurs de la poitrine, mais qu’elle avait placées au-dessus des clavicules, supprimant tout décolleté, ce qui lui donnait un air de pruderie désuète. D’autres plaquettes magnétiques, normalement fixées sous la cage thoracique, maintenaient la partie inférieure de la demi-robe plissée et très ample. Enfin, la femme portait un collier et un bracelet assortis de corail extraterrestre. Sans un regard pour Veesey, elle alla droit à Talatashar et lui dit, sur un ton affectueux mais ferme : « Tal, tu as encore fait une bêtise !

— Maman ! haleta Talatashar stupéfait. Maman, tu es morte !

— Ne discute pas, répliqua-t-elle. Et sois sage. Sois gentil avec la petite fille. Où est la petite fille ? » Elle tourna la tête et aperçut Veesey. « Voilà la petite fille avec qui tu dois jouer. Gentiment. Sinon, ta mère aura le cœur brisé, sa vie sera gâchée. Elle aura le cœur brisé, à cause de toi, comme à cause de ton père. Que je n’aie pas à te le répéter. »

Elle se pencha et l’embrassa sur le front. Veesey eut l’impression que le visage de l’homme se crispait autant à droite qu’à gauche.

Puis la femme se redressa, regarda autour d’elle, salua poliment Trèce et Veesey d’un signe de tête et regagna la réserve en fermant la porte derrière elle.

Talatashar s’élança sur ses talons, ouvrit la porte puis la claqua à son tour. Trèce lui cria : « Ne reste pas trop longtemps là-dedans ! Tu vas geler ! »

Se tournant vers Veesey, il ajouta : « Encore un coup de ton cube. Je n’ai jamais vu un protecteur aussi efficace que ce Sh’san. Ton psycho-gardien devait être un génie. Sais-tu ce qui lui arrive ? » Du menton, il désigna la porte fermée. « Un jour, il m’a raconté son histoire, sans entrer dans les détails. C’est sa propre mère qui l’a élevé. Il est né dans la ceinture d’astéroïdes et elle a toujours voulu s’occuper de lui.

— Tu veux dire sa vraie mère ? demanda Veesey.

— Oui, sa mère généalogique.

— Quelle horreur ! Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille. »

Talatashar revint sans un mot. Sa mère ne reparut pas.

Mais Sh’san, l’homme eidétique imprimé sur le cube, continua d’exercer son autorité sur les trois passagers.

 

Trois jours plus tard, Marcia apparut en personne, passa une demi-heure avec Veesey à lui raconter ses aventures sur la Lune, puis disparut. Elle ne prétendit nullement être réelle. Elle était trop jolie pour appartenir à la réalité. Une épaisse chevelure blonde couronnait son front au dessin très pur ; ses sourcils foncés mettaient des accents circonflexes sur ses yeux noisette, pétillants d’intelligence, et son sourire malicieux enchanta Veesey, Trèce et Talatashar. Elle admit qu’elle était l’héroïne imaginaire d’une série dramatique en cube. Après les apparitions successives de Sh’san et de sa mère, Talatashar avait repris tout son calme mais, rongé de curiosité, il voulut lui poser quelques questions.

Elle lui répondit de bonne grâce.

« Qu’est-ce que tu es ? » demanda-t-il. Son demi-sourire, qui se voulait amical, était plus inquiétant qu’un rictus.

« Je suis une petite fille, voyons, répondit Marcia.

— Mais tu n’es pas réelle, insista-t-il.

— Non, reconnut-elle, et toi ? » Elle eut le rire heureux et enfantin de l’adolescente qui prend l’adulte stupéfait à son propre piège.

« Écoute, reprit-il, tu sais bien ce que je veux dire. Tu es quelque chose que Veesey a vu dans un cube et tu es venue lui apporter une paire de chaussures aussi imaginaires que rouges.

— Ces chaussures seront visibles même quand je serai repartie, dit Marcia.

— Donc, le cube les a fabriquées avec un matériau trouvé à bord !, dit Talatashar, triomphant.

— Cela se peut, dit Marcia. Je ne connais rien aux astronefs. Il doit être plus compétent.

— Mais même si les chaussures sont réelles, toi, tu ne l’es pas. Où vas-tu, quand tu pars ?

— Je ne sais pas. Je suis venue rendre visite à Veesey. Je retournerai sans doute à mon point de départ.

— C’est-à-dire ?

— Nulle part, dit Marcia qui avait pourtant l’air de chair et d’os.

— Nulle part ? Tu reconnais donc que tu n’es rien ?

— Je reconnaîtrai tout ce que tu pourras imaginer, mais cette conversation ne veut rien dire, pour moi. Où étais-tu avant d’être ici ?

— Ici ? À bord de cet astronef ? J’étais sur Terre.

— Avant de te trouver dans cet univers, où étais-tu ?

— Je n’étais pas né. Je n’existais donc pas.

— Eh bien, dit Marcia, c’est pareil pour moi, à quelques détails près. Avant d’exister, je n’existais pas. Quand j’existe, je suis ici. Je suis un reflet de la personnalité de Veesey et je l’aide à ne pas oublier qu’elle est une jolie jeune fille. Je me sens réelle, tout comme toi. Satisfait ? »

Elle reprit le récit de ses aventures sur la Lune et Veesey écouta, fascinée, tous les épisodes qu’il avait fallu couper dans les cubes. Quand ce fut fini, Marcia serra la main des deux hommes, posa un baiser sur la joue gauche de la jeune fille et, traversant la coque, s’enfonça dans le vide corrosif de l’espace, vers les étoiles que dissimulaient en partie les rhomboïdes obscurs des voiles.

Talatashar se frappa la paume de son poing fermé. « La science est allée trop loin. Ils nous tueront à force de précautions.

— Et qu’allais-tu faire, toi ? » demanda Trèce.

Talatashar se renfrogna et ne dit rien.

Dix jours plus tard, les apparitions cessèrent. Toute l’énergie du cube se concentra pour une ultime décision. Apparemment, les ordinateurs de bord et le cube avaient échangé leurs données.

 

La personne qui entra cette fois était un capitaine de l’espace, grisonnant, ridé, très droit, tanné par les radiations d’un millier de mondes.

« Vous savez qui je suis ? dit-il.

— Oui, monsieur, dit Veesey, un capitaine.

— Je ne vous connais pas, dit Talatashar, et je me demande si je dois croire à votre existence.

— Votre main est-elle guérie ? » demanda le capitaine, sans aménité.

Talatashar garda le silence.

« Écoutez-moi bien, reprit alors le capitaine. Votre vie ne sera jamais assez longue pour que vous puissiez atteindre les étoiles si vous gardez votre cap actuel. J’ordonne donc que Trèce règle la macrochronographie selon des intervalles de quatre-vingt-quinze ans, avec réveils périodiques de cinq ans pour deux d’entre vous. Vous aurez ainsi le temps de réparer les voiles, de vérifier l’arrimage des caissons et d’envoyer des sondes. Cet astronef devrait avoir un navigateur, mais, faute d’équipement permettant d’apprendre le métier à l’un de vous, il ne vous reste qu’à aller dormir dans vos lits de congélation et à vous fier aux robots. Votre navigateur est mort d’une embolie cérébrale et les robots l’ont largué dans l’espace avant de vous réveiller… »

Trèce tressaillit. « Je croyais qu’il s’était suicidé.

— Pas du tout, dit le capitaine. Un dernier mot. Vous atteindrez le but en trois hibernations environ si vous m’obéissez. Dans le cas contraire, vous n’arriverez jamais nulle part.

— En ce qui me concerne, peu importe, dit Talatashar, mais il faut absolument que cette fille atteigne Wereld Schemering avant d’avoir des cheveux blancs. C’est une de vos fichues apparitions qui m’a incité à m’occuper d’elle, mais le conseil n’était pas mauvais.

— Tout à fait d’accord, dit Trèce. Je n’avais pas compris qu’elle n’était qu’une enfant, jusqu’à ce que je la voie parler avec cette autre gosse, Marcia. Un jour, j’aurai peut-être une fille comme elle. »

Le capitaine ne pipa mot ; il se contenta de sourire, du sourire heureux d’un homme d’âge et d’expérience.

Une heure plus tard, tout était paré. Les trois passagers s’apprêtaient à gagner leurs caissons. Le capitaine s’avança pour leur dire adieu.

Talatashar prit la parole le premier. « Monsieur, je ne peux m’empêcher de vous poser la question : qui êtes-vous ?

— Un capitaine, répondit aussitôt le capitaine.

— Vous savez ce que je veux dire », répliqua Tala d’un air las.

Le capitaine parut s’abîmer dans ses pensées. « Je suis un personnage temporaire, artificiel, suscité dans votre esprit par celui que vous appelez Sh’san. Sh’san est à bord, mais si bien caché que vous ne pourrez lui faire aucun mal. Il a reçu la personnalité d’un homme, d’un homme véritable, nommé Tiga-belas, et pour plus de sûreté on lui a également transmis les aptitudes de cinq ou six excellents officiers de l’espace. Un peu d’électricité statique suffit à le mettre en alerte et un système spécial lui permet, lorsqu’il est dans la bonne position, de se brancher sur les accumulateurs de l’astronef.

— Mais qu’est-il ? Et qu’êtes-vous ? reprit Talatashar d’un ton presque implorant. J’étais sur le point de commettre un crime abominable quand vous, les visions, êtes venues me sauver. Êtes-vous imaginaires ? Êtes-vous réelles ?

— Vous faites de la philosophie, alors que c’est la science qui m’a produit. Je ne saurais vous répondre, dit le capitaine.

— S’il vous plaît, demanda Veesey, pourriez-vous nous dire ce que vous ressentez ? Non pas ce que vous êtes, mais ce que vous ressentez. »

Le capitaine se tassa sur lui-même, comme s’il avait oublié toute discipline, comme s’il se sentait soudain très vieux. « Quand je parle ou que je travaille, il me semble agir comme n’importe quel capitaine de l’espace. C’est lorsque je cesse de penser à mon rôle que je trouve l’expérience assez troublante. Je sais que je ne suis qu’un reflet dans votre esprit et que je tiens du cube mon expérience et ma sagesse. En somme, je me comporte comme un être réel, à ceci près que je ne me pose pas trop de questions. Je ne m’occupe que de ce qui me regarde. » Il se raidit, se redressa et redevint lui-même. « Que de ce qui me regarde, répéta-t-il.

— Et Sh’san, dit Trèce, quel effet vous fait-il ? »

Le capitaine eut un regard apeuré, presque terrifié. « Sh’san… » L’admiration gonflait sa voix, répercutée par les parois de la cabine. « Sh’san. Il est le penseur de toute pensée, l’être de tout être, le créateur de tous les créateurs. Sa puissance dépasse votre imagination, si grande soit-elle. Il m’a tiré vivant de votre cerveau vivant. En fait, dit le capitaine avec un ricanement, il n’est que la cervelle plastifiée d’une souris morte et, quant à moi, je n’ai pas la moindre idée de ce que je suis. Bonne nuit à tous ! »

Il mit sa casquette et traversa la coque. Veesey se précipita vers un hublot, mais il n’y avait rien à l’extérieur de l’astronet Rien ni personne, et certes pas un capitaine.

« Que faire, lança Talatashar, sinon lui obéir ? »

Ils obéirent. Ils s’installèrent dans leurs caissons de congélation après que Talatashar eut branché les électrodes de Veesey et de Trèce. Ils se saluèrent gaiement, tandis que les couvercles se mettaient en place.

Ils s’endormirent.

 

 

6

 

 

Lorsque l’astronef parvint à destination, les habitants de Wereld Schemering s’occupèrent eux-mêmes des caissons, des voiles et de la coque. Ils ne tirèrent pas les dormeurs de leur sommeil avant d’avoir assuré leur sécurité à terre.

Les trois occupants de la cabine furent réveillés en même temps. Ils furent bientôt si occupés à répondre aux questions qu’on leur posait sur la mort du navigateur, sur la réparation des voiles et sur leurs difficultés pendant le voyage qu’ils ne purent échanger un seul mot. Veesey constata que Talatashar était très beau. Depuis que les médecins du port avaient réussi à remodeler son visage, il avait un air étrangement digne de vieux jeune homme.

« Au revoir, fillette, dit Trèce à Veesey dès qu’il put lui parler. Fais quelques années d’études ici et trouve-toi un bon mari. Je suis désolé.

— Pourquoi désolé ? dit-elle en sentant une peur atroce la prendre aux entrailles.

— Je regrette de t’avoir tourné autour. Tu n’es qu’une enfant. Mais une brave enfant. » Il lui passa la main dans les cheveux, pivota sur lui-même et s’en fut.

Elle resta immobile, l’air égaré, au milieu de la pièce. Elle aurait voulu pleurer. N’avait-elle été d’aucune utilité à ses compagnons pendant le voyage ?

Talatashar s’était approché sans bruit.

Il lui tendit la main. Elle la prit.

« Laisse faire le temps, fillette », dit-il.

Fillette ? songea-t-elle. Lui aussi ? Tout haut, elle dit : « Nous nous reverrons peut-être. Ce monde est très petit. »

Un sourire au charme étrange illumina le visage de Talatashar. Quelle merveilleuse différence, depuis que le visage avait repris sa mobilité ! Talatashar avait l’air jeune, ou plutôt il ne paraissait pas réellement vieux.

Sa voix se fit pressante. « Veesey, souviens-toi que je me souviens. Je n’ai pas oublié ce qui a failli se produire. Je n’ai pas oublié ce que nous avons cru voir. Peut-être avons-nous réellement vu tous ces êtres. Nous ne les reverrons pas ici. En tout cas, rappelle-toi bien ceci : tu nous as tous sauvés, Trèce, moi, et les trente mille passagers.

— Moi, je vous ai sauvés ? dit-elle. Qu’ai-je donc fait ?

— Venir les secours. Tu t’es effacée devant Sh’san. Tu es à l’origine de tout. Si tu n’avais pas été honnête, bonne et indulgente, si tu n’avais pas été aussi intelligente, aucun cube ne nous aurait tirés de là. Ce n’est pas une souris morte qui nous a miraculeusement protégés. C’est ton intelligence et ta bonté qui nous ont sauvé la vie. Le cube n’a ajouté que les effets sonores. Je le répète, sans toi, deux cadavres vogueraient en ce moment dans le Grand Néant, remorquant trente mille passagers décomposés. Tu nous as tous sauvés. Tu ne sais peut-être pas comment, mais le fait est là. »

Un officiel lui tapa doucement sur l’épaule. Tala dit, d’une voix ferme mais polie : « Un instant encore. Nous y voilà », ajouta-t-il à l’adresse de Veesey.

La jeune fille se sentit prise entre deux forces contraires. Elle devait parler, mais ses paroles pouvaient la rendre malheureuse jusqu’à la fin de ses jours. « Ce que vous avez dit des femmes… ce… ce jour-là…

— Je ne l’ai pas oublié. » Le visage de Talatashar eut une crispation qui, un instant, lui rendit son ancienne laideur. « Je ne l’ai pas oublié. Mais j’avais tort. Entièrement tort. »

Elle le dévisagea et pensa au ciel bleu, aux deux portes qui s’ouvraient derrière eux, aux chaussures rouges qu’elle avait mises dans sa valise. Rien de miraculeux ne se produisit. Sh’san n’apparut pas, aucune voix ne retentit, aucun cube magique ne se manifesta.

Mais Talatashar fit demi-tour, revint à Veesey et dit : « Écoute, nous pourrions nous revoir la semaine prochaine. Ces employés savent où nous serons logés, où nous pourrons nous joindre. Allons les ennuyer. »

Ensemble, ils se dirigèrent vers le centre d’accueil.